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AU MAROC PORT-LYAUTEY ( Le Temps 1932)

Kénitra est l'exemple le plus achevé de ces villes dont parle Descartes et qu'un ingénieur trace à sa fantaisie dans une vaste plaine. Quand le maréchal Lyautey, avec l'instinct de divination qu'on lui connaît, décréta que là et non ailleurs s'élèverait une ville, Il n'y avait à cet endroit qu'une kasbah et un gue sur l'oued Sebou. Aujourd'hui Kénitra compte 19,000 habitants, dont 6,000 Européens. Quoi d'étonnant que les habitants demandent à appeler leur cité Port-Lyau- tey ? 'Pourquoi cet endroit et non un autre ? La présence de l'oued Sebou, le véritable fleuve du Maroc, celui dont le cours a été suivi par les invasions et que Pline appelle amnis magnificus. Le général Balbo ne s'y trompa point quand il vint s'y poser avec ses quatorze hydravions italiens, indiquant par là aux Français, qui en doutaient encore, l'importance de ce lieu, base des hydravions entre la Méditerranée et l'Atlantique, port fluvial à l'abri de la barre, assez proche de l'Océan pour servir d'escale, assez éloigné pour abriter des débarquements de troupes, de matériel que guetteraient les corsaires du large, assez profond pour être remonté par des bateaux d'environ 5,000 tonnes. Aussi la géographie humaine, qui est une manière de déterminisme physique, a-t-elle décidé là, et non ailleurs, la création d'un port, d'un camp d'aviation de 460 hectares, bien abrité dans la boucle du Sebou, d'une ville moderne, conclusion nécessaire d'intérêts variés. Car ce qui fait de l'urbanisme un art admirable, c'est qu'il cherche à établir une équation entre les ressources d'un pays et son expression monumentale. J'imagine volontiers que si l'on voulait ménager une transition aux Français qui veulent s'installer au Maroc, il serait bon de leur conseiller un stage à Kènitra. Il y a la en effet un ensemble .d'analogies qui peuvent faciliter l'acclimatation.. Je ne sais si la première de toutes, celle qui me paraît être la première, sera bien sensible à: ceux qui de France viennent, au Maroc pour des raisons qui n'ont rien à voir avec la discipline classique. Je veux parler du plan de la ville, qui relève en effet du goût qu'avaient les Français d'autrefois pour la clarté. Il faut sans doute avoir beaucoup médité sur l'esthétique, qui à mon avis se confond souvent avec l'éthique, pour être sensible à la séduction intelligente d'un dessein où la dépendance des parties entre elles apparaît à première lecture. Que l'on consente cependant à regarder ce damier qui, d'un côté, s'appuie à l'oued Sebou et d'autre part, à la forêt de chêneslièges que longe le chemin de fer. Il s'intercale entre l'ancienne et la nouvelle ville indigène, dont la sépare, ô prudence ! un camp militaire, voisin de la kasbah qui était le réduit de la ville
indigène comme le camp militaire. est celui de la ville européenne. Un grand axe, perpendiculaire au fleuve, coupe à angle. droit un axe transversal, dessinant avec lui une croix latine. Il va de la place de France, que meuble l'hôtel du Contrôle de la région, au nouvel hôtel de ville, qui abrite les services municipaux. Le premier est conçu dans ce style pseudo-marocain qui à lui seul révèle toute une époque de l'occupation française. Le second, avec sa façade divisée par des pilastres et reposant sur un soubassement do marbres gris et de marbres rosés, indique un goût dé- pouillé de vaines réminiscences. Je regrette seu- lement qu'il masque la vue sur l'eau et sur les navires. Mais ce reproche, on pourrait l'adresser à tous les docks. Ici on respire l'air d'une bourgade, en Provence. J'y verrais sans surprise des bastides et des mas, avec des toits à faible pente, couverts non de tui les vertes, mais de tuiles roses, comme en Comtat-Venaissin. Au Sortir de la ville, on entre dans la forêt de mimosas et de chênes lièges. Dans les clairières on a installé l'hippodrome, dont la ligne droite, assure avec fierté 'M. Murati, le chef des services municipaux, est plus longue que celle de Longchamp, un stade, des tennis, des terrains de jeux pour enfants et, plus haut, à l'emplacement le plus salubre, un hôpital dont l'architecture sensible est due à l'artiste qui a construit l'hôtel de ville, M. Lescure. Le hall central s'éclaire ingénieusement la clarté du jour, tombant de côté sur le sol pavé d'un granité gris à bordure bleue, s'y reflète et bleuit l'atmosphère, faisant un ef- fet analogue à celui du dôme des Invalides. Do la loggia on découvre, par-dessus les chênes, la mosquée nouvellement bâtie par les mallems musulmans, son fin minaret et, au loin, la descente du fleuve entre les collines. Que le spectacle en quelque sorte cartésien d'une ville qui s'organise selon les exigences
occidentales ne nous fasse pas négliger les tableaux achevés depuis longtemps par la nature et par les hommes. Quelle que soit la divination du fondateur d'une ville, il a été précédé en ses inten- tions les plus secrètes et se borne à suivre les indications données par d'autres, mais que seul il a su méditer. La même science de
la géographie humaine ou, si l'on préfère, le même goût pour le système de conjectures qu'on appelle ainsi, rapproche et apparente ces conquérants, quels que soient leur race, leur âge, leur époque. Ce qui apparaît assez confusément dans les cités en de- venir, parce que bien peu d'hommes, en effet, savent discerner sur un plan cette beauté froide, ce siGcum lumen dont parle Bacon, après Heraclite, se manifeste avec un lyrisme plus facile sur les vieilles murailles dont le blanc est onctueux à force d'avoir reçu des couches de chaux successi- ves. Eloignons-nous donc de Kénitra, pour avoir le recul nécessaire à bien lire sa destinée, et montons vers la forteresse qui! domine L'entrée de l'oued Sebou dans l'Océan. Sa situation, assez théâtrale, nous aidera à mieux comprendre quelle fatalité pousse les hommes aux mêmes rivages. Quelques centaines de mètres suffisent à masser la ville nouvelle entre sa forêt et son fleuve. Tandis qu'elle rassemble en une seule coulée blanche ses constructions éparpillées, le paysage où elle s'est implantée développe son immensité. Le fleuve, domestiqué entre deux quais, reprend son libre cours à travers une plaine dénudée, d'un ton beige clair, sur laquelle un nuage, le seul petit nuage dé cette pure journée d'hiver, pro- mène une ombre mauve, subtile, fuyante, insai- sissable. L'oued Sebou décrit un vaste coude dont un cargo, naviguant avec lenteur, nous rend sen- sible l'amplitude. Ce navire solitaire, au milieu de cette étendue, a vraiment quelque chose de saisissant. Un pli de terrain ayant soudain masqué l'eau qui le porte, il a l'air d'être échoué dans un sillon des terres arides, comme une charrue aban- donnée. ,Les murailles de la forteresse, vers laquelle nous grimpons, furent construites, probablement par les Portugais, avec cette pierre jaune, d'un grain rugueux, qu'on trouve sur le littoral de l'At lantique, surtout à Salé. Le petit appareil des Arabes ou des Berbères, noyé dans dé la chaux, n'a pas cette fermeté d'accent. La porte d'entrée est appareillée en blocs de cette pierre. Sur l'entable- ment on lit une inscription. Mais la mer, dans l'ouverture du plein cintre, nous éblouit. D'être ainsi encadrée, ainsi qu'un large pan de zéliges bleus, elle prend un aspect précieux. Pour un peu nous crierions comme les Grecs de la retraite .des Dix Mille « Thalassa, thalassa » Un coin de la muraille s'enfonce comme un quai dans cette eau. La porte franchie, il semble qu'en effet nous tenions la clef du pays. La vérité de la nature nous frappe au visage. Tout s'explique, tout s'enchaîne: et le système de fortification dont cette porte fait partie, et la pente de la colline qui justifie la for- tification, et l'angle de vue qui de ce sommet en- ferme, comme entre les branches d'un compas, l'Océan, l'embouchure du fleuve. Leur prise de contact ne va pas sans heurt l'oued Sebou, si calme; la mer, si violente, enrou- lant sans arrêt les bigoudis argentés de sa perruque bleue. II faut que deux jetées accompagnent l'oued et persuadent à la mer, avec une douce vio- lence, de l'accepter. Le cargo que nous avions dépassé tout à l'heure s'engage dans la passe et s'attache à suivre, sans dévier d'un pouce, un petit remorqueur qui lui indique !e chemin. Et quand il l'a conduit au point d'où partent les routes abstraites de la mer, il pi- vote sur lui-même pour revenir au port, cependant que le navire commence à se diriger vers une destinée qui n'existe que dans les calculs. Ce grand départ et ce faux départ, exécutés de compagnie, n'est-ce pas le contraste entre le voyageur et le sédentaire, entre les voies secrètes et les chemins tracés ?

Le Temps (Paris. 1861)
1932/04/03 (Numéro 25788)
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