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Extrait du livre Une ambassade au Maroc / par Gabriel Charmes (1887).

C'est à quatre heures et demie du matin que nous dûmes quitter El-Arâïch; car nous avions une longue étape à faire avant d'arriver au campement. Le temps était sombre; parfois de petites averses venaient nous rappeler que le Maroc était un pays pluvieux et que Dieu n'avait pas fait de pacte avec nous, comme avec Noé, pour nous préserver d'un nouveau déluge. Cependant, nous entrions dans un pays d'une merveilleuse richesse, dans la fameuse prorince du Gharb, qui jouit dans tout l'empire d'une réputation de fertilité non usurpée. Quoique la terre y soit à peine cultivée, elle porte de magnifiques moissons; les villages y sont nombreux, entourés de jardins de l'aspect le plus riant. Partout où s'arrêtent les champs ensemencés commencent des prairies où l'herbe devient si haute, dans les années humides comme celle-ci, qu'elle atteignait souvent le poitrail de nos chevaux. Le safran sauvage, la scille et l'iris, que nous retrouvions partout, le ricin et la férule couvraient le sol de leurs fleurs. Nous rencontrions aussi de nombreux azeroliers fleuris, aux tiges énormes et tortueuses. Au loin, une ligne plus verte s'offrait à nos regards. Nous en approchions ; c'était une forêt, une vraie forêt cette fois, avec des arbres aussi grands que les plus grands d'Europe, aussi touffus, aussi imposants. Nous
marchions tantôt au milieu de vastes et vertes clairières, tantôt à l'ombre de chênes gigantesques et plusieurs fois séculaires. Par malheur, la hache du bûcheron promène la dévastation dans cette solitude grandiose. Les charbonniers s'y livrent librement à leur industrie destructrice. Bientôt de nouveaux pâturages remplaceront la forêt et iront rejoindre les pâturages voisins, qui s'étendent presque à l'infinidans cette contrée remplie de troupeaux. Au sortir de la forêt, nous cheminions encore au milieu de collineset de plateaux dont la ressemblance avec ceuxdu Cantal me frappait de plus en plus. La bise qui soufflait sur eux, la pluie qui nous fouettait le visage, complétaient la ressemblance. Nous nous arrétames sur un point élevé,aux environs de la koubba de Lella-Mimouna-Taguenaout, près de laquelle selient, chaque mercredi, elArbâa, le marché le plus fréquenté du Gharb.
La koubba de la sainte, entourée de cactus, est tout à fait charmante ; on diraitun de ces jolis oratoires ensevelis dans la verdure qu'on rencontre dans nos campagnes de Provence et qui semblent être les sanctuaires d'un culte, non desacrifices, mais de mystérieuses et poétiques émotions.
Le fait est que la légende de Lella-Mimouna-Taguenaout n'est pas de celles qui portent à la tristesse et aux vertus pénibles. Lella-Mimouna étail à la fois d'une grande beauté et d une piété profonde; sa beauté l'inclinait à l'amour, sa piété lui fit choisir pour objet de sa passion un marabout renommé,Sidi-Bou-Selham, qui vivait au bord de la mer, entre Rbat' et Él-Arâïch, en un lieu où l'on vénère aujourd'hui sa koubba. Mais elle nepouvait se présenter â lui et lui faire l'aveu de sa flamme et de ses désirs, sans risquer d'être éconduite par un hommeaussi dévot. Elle supplia donc le ciel de la transformer en une négresse horrible, et c'est dans cet état qu'elle vint offrir à Sidi-Bou-Selham de faire sa cuisine et de s'occuper de son modeste ménage. Comment le chaste personnage aurai t-il flairé la tentation ? Il accepta donc salis hésiter les services de Lella-Mimouna, pensant que ce serait une mortification de plus que d'avoir constamment sous les yeux une femme aussi laide. La nuit venue, Lella Mimouna reprit sa forme véritable, se revêtit de toute sa beauté, bornant là d'ailleurs ses vêtements, et s'offrit ainsi aux regards troublés de Sidi-Bou-Selham en lui disant : “ Pour te récompenser de ta sainteté, Dieu a décidé que tu posséderais dès cette terre une houri céleste, et il m'envoie te donner un avant-goût des joies du paradis. “ Cette fois, le marabout n'hésita plus : peut-on refuser les présents de Dieu? Le jour, LeIIa-Mimouna se changeait ennégresse; La nuit, elle redevenait une adorable maîtresse. Le saint et la sainte vécurent de la sorte durant de longues années, jusqu'au jour où ils allèrent s'enivrer, dans un monde meilleur, des plaisirs dont ils avaient déjà si largement usé dans
ce monde-ci.

Telle est l'histoire édifiante que m'a racontée le fkih, c'est-à-dire l'écrivain arabe de la légation de France, lé surlendemain de notre dépari d'El-Arâïch,.


Source:
Titre : Une ambassade au Maroc / par Gabriel Charmes
Auteur : Charmes, Gabriel (1850-1886)
Éditeur : C. Lévy (Paris)
Date d'édition : 1887
Type : monographie imprimée
Langue : Français
Format : 1 vol. (III-343 p.) ; in-12


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