Interview : Abdelmajid Choukaili, ingénieur, expert technique
Le matin : S'il est encore prématuré d'évoquer les causes du sinistre de Kénitra, qui a fait 18 morts, que peut-on dire aujourd'hui de ce genre de drames ?
Abdelmajid Choukaili : Ces drames surviennent à la suite de problèmes classiques. On construit à la va-vite. Nous avions dans le cadre d'une journée organisée par la FNTB, il y a deux ans, évoqué le problème de l'identification des matériaux de construction, de leur comportement et de leur résistance, de la mise en œuvre et de sa maîtrise au moment de l'exécution. Ces derniers sont théoriquement parfaitement maîtrisables selon les coefficients de sécurité réglementaires, faisant travailler les matériaux dans un état de stabilité, loin de la rupture, selon les procédures de conception, de contrôle et de réception des travaux, qui obéissent à des règles et à des normes parfaitement définies, parmi lesquelles certaines sont fixées par décrets ou arrêtés. La qualité et la résistance des matériaux ne peuvent faire l'objet d'aucune ambiguïté, ni d'aucune tolérance. Ce que l'on peut constater, c'est que malheureusement, depuis 25 ans, la dégradation de la maîtrise du risque des constructions s'est peu à peu généralisée et il ne s'agit pas seulement du bâtiment. A l'exception des séismes, des travaux portuaires et des aménagements fluviaux , la défense contre les phénomènes naturels dans le bâtiment est totalement absente des préoccupations. Les catastrophes qui jalonnent notre génération sont légion. J'évoquerai la crue de l'Oued Ourika en 1995,les inondations de Casablanca, celles de Mohammédia et de Berrechid en 2002 et l'affaissement de terrain de Khouribga en 1988, entre autres. Quant aux surcharges, elles sont devenues monnaie courante, tant le détournement de la destination des constructions s'est fortement multiplié : les logements sont parfois transformés en bureaux, les locaux commerciaux transformés en usines et les dalles de stockage transformées en ateliers avec machines-outils.
La catastrophe de Kénitra n'est pas nouvelle, il y a eu récemment d'autres catastrophes... ?
La fréquence des accidents et des effondrements s'est accélérée. Il y a le fameux immeuble de Marrakech, en 1986. Un lourd tribut fut payé, comme dans le cas de l'effondrement de deux constructions à Fès, une construction vétuste au-dessus d'une mosquée dans la médina : 17 morts et une construction dans le quartier Benzakour, 7 morts et de nombreux blessés. La série de catastrophes est bien au-delà du supportable : l'immeuble de Tanger (1988), les fouilles du Twin Center à Casablanca pendant sa construction, les escaliers de l'ancienne mission française à Rabat, les voûtes du dépôt d'hydrocarbures à Mohammedia (2 morts), les immeubles du Hay Hassani à Fès en 1999, l'immeuble des Roche Noires à Casablanca, le porte-à-faux d'une banque en construction à Tétouan, etc. Il y a en moyenne un gros sinistre une fois tous les trois ans. C'est beaucoup trop, car nous avons, je le répète, une ingénierie compétente, nous avons d'excellents architectes, une administration qui est proche des associations et des fédérations du bâtiment.
Sous la pression de l'urbanisation, il y a l'informel. Quelle est sa place et quels sont les risques qui y sont liés ?
Ces constructions constituent, avec l'habitat précaire et les constructions informelles, près de 12 % du parc marocain des constructions (700.000 logements). Ces constructions réalisées en fait «clandestinement», forment de grands quartiers continus, agglomérés autour des grands centre urbains. Elles sont réalisées sans aucune étude architecturale ou technique et sans aucun contrôle d'exécution des travaux. Elles sont en outre édifiées dans les quartiers les moins appropriés. Ces constructions sont évidemment hors normes et sont d'une grande fragilité. Elles ne sont soutenues ni par des poutres continues ni par aucun des dispositifs réglementaires évitant leur basculement. Leur ferraillage est nettement insuffisant et le béton utilisé est loin des prescriptions normalisées. Ces quartiers sont du reste le siège de nombreux effondrements, qui sont devenus réguliers depuis les pertes de décembre 1999 (27 morts) jusqu'aux effondrements de novembre et décembre 2004 (17 morts).
On a parlé, dans le cas de l'effondrement de Kénitra, d'un problème de sol, de coffrage, d'erreur de conception, quel est votre avis ?
L'enquête diligentée le dira. Ce qui est sûr, c'est que c'est un bâtiment en construction qui n'a pas reçu les charges finales d'exploitation.
Dans un entretien, M. Hejira a affirmé que toute la chaîne des responsabilités sera étudiée pour déterminer les failles. Ces responsabilités sont-elles nombreuses ?
Les responsabilités sont cernées par rapport aux textes légaux, par rapport à un corpus législatif.
La législation en matière de construction est aujourd'hui concentrée dans l'article 769 du BOC, qui fait 10 lignes.
Dans la législation européenne, cette responsabilité est détaillée dans plusieurs livres. Les corpus réglementaires techniques, la normalisation, les DTU, les avis techniques, mais surtout le sentiment de la responsabilité à tous les échelons, tout cela permet de limiter au maximum les risques.
Que dit la loi ?
Il y a deux cas, celui de l'effondrement avant la réception. La responsabilité délictuelle se résume à : «Si quelqu'un fait du tort à autrui, il est responsable». La seule responsabilité définie est la responsabilité in solidus conjointe, entre l'architecte, l'entrepreneur et le bureau d'études, devant le maître d'ouvrage, en cas d'effondrement de l'immeuble après sa réception. Il faut dire aussi qu'il n'y a pas de texte qui régisse la responsabilité spécifique du maître d'ouvrage.
Que proposez-vous personnellement ?
Pour responsabiliser la profession, il faut instituer l'agrément personnel. En Espagne, les architectes fournissent leurs références. Au Maroc, on agrée des sociétés anonymes …
Il y a indéniablement des carences au niveau de la loi ?
Tout à fait. Quand la loi 4/4, qui avait de nombreux points positifs a été proposée par le ministère du Logement, il y a eu une levée de boucliers. On attend avec impatience le code de construction, qui doit sortir et qui devrait résoudre un certain nombre de problèmes. Pour le moment et en fonction d'un texte désuet qui date de 1913, la responsabilité dans ces cas de sinistre est globale et conjointe aux seuls trois intervenants, architecte, entrepreneur et bureau d'études.
Or, dans l'acte de construire, il y a d'autres intervenants,
les bureaux de contrôle, les sous traitants, les fournisseurs de matériaux prêts à l'emploi… D'autre part, on peut se demander quelles sont les responsabilités des architectes, des entrepreneurs et des bureaux d'études vis-à-vis de l'acquéreur final ?
Il y a une carence législative et un effritement total de l'ingénierie nationale. Il y a aussi l'incompréhension totale du rôle des bureaux de contrôle, où ces cabinets d'étude, s'estiment lavés de tout reproche, une fois leurs plans approuvés par ces bureaux de contrôle. En fait, ces derniers n'agissent que dans le but d'octroyer ou non une garantie décennale par les assureurs. Le concept d'optimisation, introduit depuis environ une vingtaine d'années, a incrusté la certitude qu'il est possible de réduire les quantités d'une construction, dont les plans sont pourtant déjà établis et achevés par le bureau d'étude.
On confie qui plus est cette tâche aux bureaux de contrôle, dont la mission est précisément de veiller à ce qu'aucune réduction de la sécurité ne soit permise. Cette optimisation a en plus dégénéré vers son utilisation abusive par des entrepreneurs non structurés, spécialistes des bordereaux des prix, plus que des constructions elles-mêmes. Il y a aujourd'hui un sentiment de dilution de la responsabilité.
Les pouvoirs publics mais aussi les associations et fédérations, comme celles de la FNTB, semblent déterminés à réagir sur ce chapitre de l'insécurité dans le bâtiment. Par quoi faudrait-il commencer ?
Il faut d'abord organiser tous les corps de métiers entrant dans l'acte de bâtir, qui est en train de changer de manière significative avec la question des performances des matériaux dits intelligents.
Cela concerne les architectes, les bureaux d'étude, dont les ingénieurs pris individuellement sont compétents, mais ne sont pas organisés. Il y a aussi un travail de sensibilisation et d'information à faire sur les bureaux de contrôle. Pour mener à bien tous ces chantiers, il faut un partenariat entre l'administration, les associations et tous les professionnels. Il faut enfin sortir de ce cercle vicieux économique, de vouloir faire des construction au rabais sans avoir la possibilité de contrôler la qualité. Nous avons certes 52 laboratoires .
Mais selon quels critères travaillent ils ? C'est tout cela qu'il faudra revoir.
Abdelmajid Choukaili : Ces drames surviennent à la suite de problèmes classiques. On construit à la va-vite. Nous avions dans le cadre d'une journée organisée par la FNTB, il y a deux ans, évoqué le problème de l'identification des matériaux de construction, de leur comportement et de leur résistance, de la mise en œuvre et de sa maîtrise au moment de l'exécution. Ces derniers sont théoriquement parfaitement maîtrisables selon les coefficients de sécurité réglementaires, faisant travailler les matériaux dans un état de stabilité, loin de la rupture, selon les procédures de conception, de contrôle et de réception des travaux, qui obéissent à des règles et à des normes parfaitement définies, parmi lesquelles certaines sont fixées par décrets ou arrêtés. La qualité et la résistance des matériaux ne peuvent faire l'objet d'aucune ambiguïté, ni d'aucune tolérance. Ce que l'on peut constater, c'est que malheureusement, depuis 25 ans, la dégradation de la maîtrise du risque des constructions s'est peu à peu généralisée et il ne s'agit pas seulement du bâtiment. A l'exception des séismes, des travaux portuaires et des aménagements fluviaux , la défense contre les phénomènes naturels dans le bâtiment est totalement absente des préoccupations. Les catastrophes qui jalonnent notre génération sont légion. J'évoquerai la crue de l'Oued Ourika en 1995,les inondations de Casablanca, celles de Mohammédia et de Berrechid en 2002 et l'affaissement de terrain de Khouribga en 1988, entre autres. Quant aux surcharges, elles sont devenues monnaie courante, tant le détournement de la destination des constructions s'est fortement multiplié : les logements sont parfois transformés en bureaux, les locaux commerciaux transformés en usines et les dalles de stockage transformées en ateliers avec machines-outils.
La catastrophe de Kénitra n'est pas nouvelle, il y a eu récemment d'autres catastrophes... ?
La fréquence des accidents et des effondrements s'est accélérée. Il y a le fameux immeuble de Marrakech, en 1986. Un lourd tribut fut payé, comme dans le cas de l'effondrement de deux constructions à Fès, une construction vétuste au-dessus d'une mosquée dans la médina : 17 morts et une construction dans le quartier Benzakour, 7 morts et de nombreux blessés. La série de catastrophes est bien au-delà du supportable : l'immeuble de Tanger (1988), les fouilles du Twin Center à Casablanca pendant sa construction, les escaliers de l'ancienne mission française à Rabat, les voûtes du dépôt d'hydrocarbures à Mohammedia (2 morts), les immeubles du Hay Hassani à Fès en 1999, l'immeuble des Roche Noires à Casablanca, le porte-à-faux d'une banque en construction à Tétouan, etc. Il y a en moyenne un gros sinistre une fois tous les trois ans. C'est beaucoup trop, car nous avons, je le répète, une ingénierie compétente, nous avons d'excellents architectes, une administration qui est proche des associations et des fédérations du bâtiment.
Sous la pression de l'urbanisation, il y a l'informel. Quelle est sa place et quels sont les risques qui y sont liés ?
Ces constructions constituent, avec l'habitat précaire et les constructions informelles, près de 12 % du parc marocain des constructions (700.000 logements). Ces constructions réalisées en fait «clandestinement», forment de grands quartiers continus, agglomérés autour des grands centre urbains. Elles sont réalisées sans aucune étude architecturale ou technique et sans aucun contrôle d'exécution des travaux. Elles sont en outre édifiées dans les quartiers les moins appropriés. Ces constructions sont évidemment hors normes et sont d'une grande fragilité. Elles ne sont soutenues ni par des poutres continues ni par aucun des dispositifs réglementaires évitant leur basculement. Leur ferraillage est nettement insuffisant et le béton utilisé est loin des prescriptions normalisées. Ces quartiers sont du reste le siège de nombreux effondrements, qui sont devenus réguliers depuis les pertes de décembre 1999 (27 morts) jusqu'aux effondrements de novembre et décembre 2004 (17 morts).
On a parlé, dans le cas de l'effondrement de Kénitra, d'un problème de sol, de coffrage, d'erreur de conception, quel est votre avis ?
L'enquête diligentée le dira. Ce qui est sûr, c'est que c'est un bâtiment en construction qui n'a pas reçu les charges finales d'exploitation.
Dans un entretien, M. Hejira a affirmé que toute la chaîne des responsabilités sera étudiée pour déterminer les failles. Ces responsabilités sont-elles nombreuses ?
Les responsabilités sont cernées par rapport aux textes légaux, par rapport à un corpus législatif.
La législation en matière de construction est aujourd'hui concentrée dans l'article 769 du BOC, qui fait 10 lignes.
Dans la législation européenne, cette responsabilité est détaillée dans plusieurs livres. Les corpus réglementaires techniques, la normalisation, les DTU, les avis techniques, mais surtout le sentiment de la responsabilité à tous les échelons, tout cela permet de limiter au maximum les risques.
Que dit la loi ?
Il y a deux cas, celui de l'effondrement avant la réception. La responsabilité délictuelle se résume à : «Si quelqu'un fait du tort à autrui, il est responsable». La seule responsabilité définie est la responsabilité in solidus conjointe, entre l'architecte, l'entrepreneur et le bureau d'études, devant le maître d'ouvrage, en cas d'effondrement de l'immeuble après sa réception. Il faut dire aussi qu'il n'y a pas de texte qui régisse la responsabilité spécifique du maître d'ouvrage.
Que proposez-vous personnellement ?
Pour responsabiliser la profession, il faut instituer l'agrément personnel. En Espagne, les architectes fournissent leurs références. Au Maroc, on agrée des sociétés anonymes …
Il y a indéniablement des carences au niveau de la loi ?
Tout à fait. Quand la loi 4/4, qui avait de nombreux points positifs a été proposée par le ministère du Logement, il y a eu une levée de boucliers. On attend avec impatience le code de construction, qui doit sortir et qui devrait résoudre un certain nombre de problèmes. Pour le moment et en fonction d'un texte désuet qui date de 1913, la responsabilité dans ces cas de sinistre est globale et conjointe aux seuls trois intervenants, architecte, entrepreneur et bureau d'études.
Or, dans l'acte de construire, il y a d'autres intervenants,
les bureaux de contrôle, les sous traitants, les fournisseurs de matériaux prêts à l'emploi… D'autre part, on peut se demander quelles sont les responsabilités des architectes, des entrepreneurs et des bureaux d'études vis-à-vis de l'acquéreur final ?
Il y a une carence législative et un effritement total de l'ingénierie nationale. Il y a aussi l'incompréhension totale du rôle des bureaux de contrôle, où ces cabinets d'étude, s'estiment lavés de tout reproche, une fois leurs plans approuvés par ces bureaux de contrôle. En fait, ces derniers n'agissent que dans le but d'octroyer ou non une garantie décennale par les assureurs. Le concept d'optimisation, introduit depuis environ une vingtaine d'années, a incrusté la certitude qu'il est possible de réduire les quantités d'une construction, dont les plans sont pourtant déjà établis et achevés par le bureau d'étude.
On confie qui plus est cette tâche aux bureaux de contrôle, dont la mission est précisément de veiller à ce qu'aucune réduction de la sécurité ne soit permise. Cette optimisation a en plus dégénéré vers son utilisation abusive par des entrepreneurs non structurés, spécialistes des bordereaux des prix, plus que des constructions elles-mêmes. Il y a aujourd'hui un sentiment de dilution de la responsabilité.
Les pouvoirs publics mais aussi les associations et fédérations, comme celles de la FNTB, semblent déterminés à réagir sur ce chapitre de l'insécurité dans le bâtiment. Par quoi faudrait-il commencer ?
Il faut d'abord organiser tous les corps de métiers entrant dans l'acte de bâtir, qui est en train de changer de manière significative avec la question des performances des matériaux dits intelligents.
Cela concerne les architectes, les bureaux d'étude, dont les ingénieurs pris individuellement sont compétents, mais ne sont pas organisés. Il y a aussi un travail de sensibilisation et d'information à faire sur les bureaux de contrôle. Pour mener à bien tous ces chantiers, il faut un partenariat entre l'administration, les associations et tous les professionnels. Il faut enfin sortir de ce cercle vicieux économique, de vouloir faire des construction au rabais sans avoir la possibilité de contrôler la qualité. Nous avons certes 52 laboratoires .
Mais selon quels critères travaillent ils ? C'est tout cela qu'il faudra revoir.
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